La fin de la Compagnie de la Baie d’Hudson : chronique d’un monument canadien déchu
- Marie Horodecki Aymes
- 28 avr.
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 29 avr.

Fondée en 1670, la Compagnie de la Baie d’Hudson (HBC) est la plus ancienne entreprise commerciale d’Amérique du Nord encore en activité jusqu’à cette année 2025. Plus qu’une compagnie, elle a été une force fondatrice du Canada moderne.
Pendant près de deux siècles, HBC régna sur un territoire immense, la Terre de Rupert, jouant à la fois le rôle de commerçant, d'administrateur et parfois même de gouverneur de facto.
À partir du XXᵉ siècle, la Baie d’Hudson se réinvente en se consacrant au commerce de détail, marquant l’urbanisation du pays. Ses grands magasins deviennent des symboles de l'essor économique et culturel canadien, de Winnipeg à Montréal, de Calgary à Vancouver.
Mais HBC, c'était aussi des souvenirs profondément ancrés dans la vie quotidienne :
Les couvertures à rayures emblématiques — quatre lignes vertes, rouges, jaunes et indigo sur fond écru — symboles de chaleur, de durabilité, et d'une certaine idée du confort canadien.
Le premier catalogue de vente par correspondance, lancé dès 1881, qui a permis à des générations vivant dans les régions éloignées d’accéder à des biens modernes.
Les vitrines de Noël, émerveillement annuel, rituel familial dans de nombreuses grandes villes canadiennes.
À travers ces symboles, HBC a tissé un lien émotionnel profond avec des générations entières. HBC n’était pas simplement un commerçant : elle faisait partie de notre mémoire collective.
La Baie d'Hudson et les peuples autochtones : entre partenariat et blessures

L’histoire de la Baie d’Hudson est aussi indissociable de celle des peuples autochtones du Canada.
Dès sa fondation, HBC s’appuie sur les Premières Nations, non seulement pour établir son réseau de commerce des fourrures, mais aussi pour survivre et prospérer sur un territoire immense et souvent hostile.
Ce partenariat initial, fondé sur l’échange, s'est progressivement transformé en un rapport marqué par la dépendance et les effets destructeurs du colonialisme.
Avec le temps, le commerce a introduit une dépendance économique, a exposé les communautés à des épidémies dévastatrices et a facilité, parfois malgré elle, la dépossession des territoires traditionnels.
Reconnaître le rôle de HBC, c'est donc aussi reconnaître cette part complexe : un legs fait d’échanges, d’opportunités, mais aussi de blessures.
Rendre hommage à HBC, c’est saluer son rôle dans la fondation du Canada, tout en honorant la mémoire et la résilience des Premiers Peuples.
Les causes internes d’un effondrement

En 2024, juste avant son dépôt sous la protection de ses créanciers, HBC générait encore 1,11 milliard de dollars canadiens de chiffre d’affaires annuel — une chute vertigineuse par rapport aux années précédentes. Ses ventes en ligne avaient plongé de près de 50 % pour atteindre seulement 142 millions de dollars, et plus de 9 300 employés au Canada, majoritairement en Ontario, ont été directement affectés par les fermetures.
Les causes principales de cette dégradation sont connues :
Une approche centrée sur la valorisation immobilière, au détriment de l’expérience client.
Une politique commerciale illisible, marquée par des promotions incessantes brouillant la perception de valeur.
Un appauvrissement de l’offre, avec des marques peu connues et des produits dont la qualité ne justifiait plus les prix.
Des magasins vieillissants, insuffisamment rénovés, avec un personnel réduit.
Un retard numérique critique, marqué par une séparation inefficace entre vente en ligne et magasins physiques, et par une sous-exploitation des données clients.
Une perte progressive de talents, fragilisant l'opérationnel et l'identité de l'entreprise.
Le problème n'était donc pas seulement la concurrence, mais surtout l’absence d'une vision adaptée, humaine et audacieuse.
La concurrence ciblée des détaillants spécialisés
Tandis que HBC s'enlisait dans une stratégie confuse, des enseignes concurrentes ont prospéré en offrant des propositions de valeur claires.
Simons, entreprise familiale québécoise, a modernisé son image sans trahir son identité, misant sur un positionnement créatif, des espaces inspirants et une politique de prix lisible. Holt Renfrew a capté le segment du luxe avec une expérience haut de gamme cohérente.
Ces exemples montrent qu'à l’ère du commerce fragmenté, la clarté de l’offre et l’ancrage émotionnel priment sur la simple extension de gamme.
L'échec de l'omnicanalité
HBC a échoué à fusionner ses univers physiques et numériques, là où d'autres transformaient leurs magasins en atouts.Best Buy Canada a fait de ses points de vente des extensions de son expérience en ligne. Canadian Tire, avec son programme Triangle Rewards, a unifié l’interaction client en ligne et en magasin. Sephora, en créant une expérience fluide et personnalisée, a démontré qu'omnicanal ne signifie pas duplication, mais intégration autour du client.
Des institutions capables d'évoluer
La transformation réussie de marques centenaires comme RBC, El Corte Inglés ou LEGO rappelle qu'ancienneté et agilité ne sont pas incompatibles. Ces entreprises n'ont pas sacrifié leur héritage : elles l'ont réinventé pour demeurer pertinentes.
La Baie d’Hudson aurait pu suivre cet exemple. Son échec n’était pas inscrit dans son histoire, mais dans son incapacité à l’actualiser.
Une fin indigne d'un monument

La fin aurait pu être différente. Non seulement les salariés, héritiers vivants d'une tradition de service tricentenaire, n’ont pas reçu l'hommage qu'ils méritaient, mais le patrimoine historique de HBC — comprenant notamment la charte royale de 1670 — est désormais menacé de dispersion aux enchères. Bien que la valeur exacte des archives ne soit pas publiée, leur importance historique est inestimable pour le Canada. Plutôt que d'assurer leur conservation au bénéfice de la nation, leur sort semble aujourd'hui livré au plus offrant. Il aurait été possible — il aurait été juste — de transférer ce patrimoine au gouvernement fédéral ou à une institution publique pour en garantir la préservation.
Ce que nous apprend l'écroulement d’un monument
Être une institution, un symbole, ou une marque historique ne garantit rien.
La disparition de la Baie d’Hudson nous rappelle que seule l'alliance entre fidélité à son identité et capacité d’adaptation permet de traverser les âges. Chaque entreprise, qu’elle soit jeune ou ancienne, canadienne ou internationale, est confrontée aux mêmes impératifs:
Entretenir son lien émotionnel avec ses clients,
Innover sans perdre son âme,
Cultiver son excellence opérationnelle autant que son image,
Faire du respect du capital humain une priorité durable.
Et maintenant ?
Tout n'est peut-être pas perdu.
Le nom Hudson’s Bay, ses emblèmes, son histoire restent puissants.
Il est permis d’espérer que ce patrimoine, même aujourd'hui fragmenté, pourra un jour être rassemblé, protégé, célébré — comme une part vivante de l'âme collective du Canada.
Nous savons que nous vivons dans un monde d’affaires, où la logique transactionnelle l’emporte souvent. Mais il est des fins d’histoire qui mériteraient d’être écrites avec honneur et fidélité.
« Tout est perdu, fors l'honneur. »
Cette devise aurait dû sceller dignement le destin de la Baie d’Hudson. À nous désormais d’honorer ce souvenir en veillant à ce que jamais plus un tel patrimoine ne se perde dans l’indifférence.
quel gachis ! merci de cette mise en perspective